Les fleuves, souvent, entre la source et l'estuaire, sont semés d'écluses, ponctués de lourds vantaux d'acier qui en régulent le flux et dictent la hauteur; les hommes, parfois, à de certains instants, entre la naissance et la mort, décident d'ouvrir leur mémoire à double battant, de libérer le flot des mots, de lâcher le flux des souvenirs pour n'en être pas submergés. C'est à pareil lâcher-prise que s'emploie Lazare, le héros de ce roman de Grégoire Domenach, qui ouvre tout grand, au fil d'un long récit fait au narrateur du roman, l'énorme monde de souvenirs et d'épreuves retenus en lui depuis toujours. S'écoule ainsi, au bord d'un fleuve et à bord d'une péniche, au fil d'une narration tout à la fois orageuse et fluide, la fort sombre histoire, charriant plaisir, perversité et malignité, de Lazare et du couple maudit formé d'Ouliana et d'Endrik. Le premier, charpentier villageois, devenant, sous le regard complaisant du troisième, l'amant fougueux de sa femme. Ce qui semblait au départ un marivaudage ludique tourne à la rivalité démente, une conflagration érotique qui entraîne le village dans sa trombe. Passé la crue, ce petit monde fluvial retrouvera son étiage moral et son cours tranquille, le fleuve gardant, lui, un goût saumâtre et une saveur amère. Sous l'invocation de Simenon et de Jean Vigo, magistralement menés, se déploient, entre chutes et rapides, l'histoire et le destin d'un homme.